D’une pédagogie thérapeutique

Beaucoup de tensions, frustrations, limitations et douleurs naissent de l’atrophie de la sphère kinesthésique, atrophie qui tarie notre potentiel. Reprendre contact avec le sensorimoteur, c’est arrêter de parler de son corps comme extérieur, segmenté, ailleurs… Par exemple, attirer l’attention vers l’activité des muscles « antagonistes », c’est à dire ceux qui s’étirent ou s’allongent en proportion du muscle que nous activons, permet de lever certaines co-contractions involontaires qui parasitent le mouvement et sont source de blocage.

La plénitude liée à l’expérience de retrouver une coordination efficace, une juste distribution de l’effort, calme déjà l’agitation mentale et fait vivre un sentiment de « justesse », de connexion.

La vivacité croît parallèlement à l’amélioration du mouvement dans notre corps, et une meilleure circulation du mouvement améliore nos capacités.

Du mouvement

Ressentir, agir, percevoir, penser et parler sous-entendent une activité motrice réelle ou virtuelle. Pas de perception sans action, pas d’action sans mouvement. Par exemple, voir un objet c’est toujours anticiper le mouvement à faire pour le toucher : « Situer un objet, c’est simplement imaginer les mouvements qui seraient nécessaires pour l’atteindre » H. Poincaré.

La capacité de sentir son corps en mouvement se nomme proprioception ou kinesthésie.

De l’Homos Erectus

Nous pouvons maintenir une position érigée et nous mouvoir grâce à la proprioception. La proprioception regroupe l’ensemble des récepteurs (situés au niveau des muscles, des tendons, des articulations, de la peau, des fascias) et des informations sensorielles du système nerveux impliquées dans la perception de soi-même, consciente ou non.

L’existence de véritables chaînes proprioceptives agissant ensembles pour donner une information spatiale ou modifier la posture. La position des globes oculaires dans leur orbite, les propriétés de l’oreille interne contribuent elles aussi à la sensation de mouvement et à l’équilibre. Même la langue, les ligaments dentaires et les articulations temporo-mandibulaires, participent à la régulation posturale.

Du sentiment d’être soi

La proprioception soutenue par l’activité sensorimotrice est aussi la sensibilité qui permet d’éprouver son corps comme étant le sien. Le sentiment de soi et donc un sentiment de corporéité éprouvé grâce au mouvement durant l’action. L’existant s’incarne agissant avec l’environnement. C’est aussi au travers de l’action que se créer la sensation de durée, ce temps éprouvé qui nous façonne.

Plus qu’un « sixième sens », la sensibilité proprioceptive pourrait être un sens premier indispensable à l’émergence de la conscience de soi en tant qu’être capable d’action. De sorte que nos actions, connues de nous, seraient à même de donner du sens à nos cinq autres sens dont elles déterminent la maturation fonctionnelle, l’exercice et la mise à jour. La Proprioception : un sens premier ? J.P Roll  (2003)

De l’anticipation et de la rétroaction

Il existe une activité proprioceptive anticipatoire en fonction du but. Par exemple, se préparer à soulever une valise estimée très lourde et qui s’avère légère, peut mener à une perte d’équilibre. Toute intention de mouvement modifie l’ensemble du schéma perceptif avant même qu’il n’y est eu la moindre contraction musculaire volontaire. On parle de pré-mouvement.

Cette activité anticipatoire est couplée avec un retour proprioceptif qui permet un ajustement au cours de l’action (boucles rétroactives ou feedback sensori-moteur). Le retour proprioceptif a un rôle d’information sur le déroulement du geste : finalement en soulevant la valise, une correction de votre posture permet d’éviter la chute (ou pas).

Du jeu : la répétition sans répétition

Des degrés de liberté

Il est démontré depuis longtemps que les plus grands sportifs et les meilleurs ouvriers ne reproduisent jamais exactement le même geste (The coordination and regulation of movement, Nikolai A.Bernstein, 1967). De même que l’apprentissage ne consiste pas à empiler des connaissances, l’apprentissage moteur ne se résume pas à l’acquisition d’une coordination spécifique. Processus non-linéaire, il se construit en fonction des exigences de l’environnement et des degrés de liberté de l’organisme.

Des variations et des contraintes

Non seulement, le corps « produit » des mouvements variables, mais aussi nous sommes construits pour produire et détecter des variations. Nos sens fonctionnent du fait des irrégularités de ce qu’ils perçoivent. Ainsi, nous ne répétons pas nos mouvements, mais ils ne sont pas non plus complètement aléatoires et variables. Ils sont façonnés par les contraintes de notre environnement, y compris notre culture. Les théories dynamiques invitent à voir la variabilité du mouvement comme la stratégie optimale de contrôle. Elles parlent de « répétition sans répétition ». C’est aujourd’hui la voie la plus prometteuse en terme d’entrainement, de rééducation et encore plus prometteuse pour le champs de l’apprentissage et de notre manière d’appréhender notre vie : une sorte d’écologie de l’esprit.

L’apprentissage vivant nécessite de réintroduire un environnement changeant

De tout cela, découle que forcer les apprenants à utiliser des patterns de mouvements stéréotypés, invariants, limite leur performance et surtout leur existence. Au contraire, démultiplier les variations et les contraintes de tâches permet de stimuler l’adaptation, la créativité et des transferts d’apprentissage. L’environnement est co-agissant avec nous. Retrouver la dynamique du jeu, notre mode d’apprentissage premier, est aussi source de joie.

Homo sociabilis – Homo Ludens

Notre motricité étant toujours liée directement ou non à une expérience émotionnelle, imposée par une relation à autrui, le jeu redirige non seulement l’attention sur l’environnement mais aussi sur l’altérité dont nous sommes faits. Le jeu est aussi ce qui nous permet de faire l’expérience du flow ou expérience optimale telle que décrite par Mihaly Csikszentmihalyi. L’expérience optimale est recherchée pour elle-même et non pour d’autres raisons que l’intense satisfaction qu’elle procure. Le problème surgit quand un individu est tellement obsédé par l’objectif qu’il cesse de trouver du plaisir, de la joie dans le présent. Retrouver la dynamique du jeu, notre mode d’apprentissage premier est aussi source de joie.

De l’émancipation

Renouer avec les aspects cinématiques de la sensation de mouvement ou sensations kinesthésiques, nous permet d’interroger la construction de notre subjectivité. En effet, ré-apprendre à nous mouvoir dans les sphères de l’attention et du jeu nous détache du seul apprentissage lié aux impératifs sociaux. En cela, il s’agit d’un mouvement d’émancipation et de résistance.

Durant le déroulé du mouvement, retrouver le chemin et l’exercice de cette connexion première, nous introduit à l’épaisseur de l’espace avec lequel nous co-agissons. Au-delà du monologue perpétuel qui nous habite, nous avons la possibilité d’éprouver un engagement plein, porteur de satisfaction et d’accomplissement.